Ginette Vijaya - La mousson

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JiDé
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Ginette Vijaya - La mousson

Message par JiDé » mer. 9 oct. 2019 17:40

Ginette Vijaya Image
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La mousson

Ils ne pouvaient pas implorer sa clémence. Ils avaient besoin de cette abondance déferlant par cataractes sur leurs cultures assoiffées d’eau. Ils attendaient la sentence avec une hantise impatiente tout en sachant que l’afflux des ravages les conduirait à la ruine. Comme ce malheur apportait aussi le bien, ils en assumaient les conséquences avec fatalisme ; Kumar en était irrité. La passivité de ses congénères le révulsait ; leur allégeance aveugle l’insupportait même si chaque fois il se gourmandait en se disant qu’un ennemi de cette nature ne pouvait être vaincu. Il y pensait sans cesse cherchant à prendre le problème par un autre bout, trouver d’autres méthodes de lutte qu’il n’omettait jamais d’examiner avant que le fracas des trombes d’eau ne s’abattît sur eux. Ce potentat sévissait dans leur vie, il tenait la gourde de leurs richesses ; il ouvrait les gorges des nuages, lâchaient les colliers rutilants d’averses espérées mais il signait son passage de la plus vilaine des signatures, celle du chaos. Kumar avait fait planter autour de sa maison de grands tamariniers, des bananiers et des anacardiers. Les arbres retiendraient et freineraient le passage des pluies. Il avait bâti sa maison au-dessus d’une butte de terre pour que les pluies s’écoulent plus en deçà de son terrain, veillant à ce qu’un dénivelé brisât toute stagnation des eaux autour de la maison. Sa pire crainte, c’étaient les rigoles, les tranchées défoncées d’où s’agglutinaient des espèces mortes en voie de décomposition polluant son environnement et dégageant des odeurs pestilentielles provoquant les pires infections.
Sur la grande terrasse formant le toit de la maison, il avait monté les objets les plus fragiles, les affaires du bébé, les meubles en osier et les quelques appareils ménagers dont il était fier, le frigidaire, la télévision, les appareils informatiques, tous bâchés et enchaînés. Dans un accès de fureur, il avait balayé les ex-voto, les plaques votives de Moti qui s’apprêtait à placer sur l’autel la rangée de pièces précieuses qui des amulettes aux pierres peintes allaient permettre aux puissances divines de préserver leur maison. Elle prévoyait une prière théâtrale, une sorte de supplication pour repousser le mal. Mais le monstre libérait l’eau qu’il contenait pour mieux faire passer sa haine contrite ; alors Moti le remerciait d’un trait de poudre rouge sur son front, du curcuma mélangé au citron, des pétales de jasmin sur sa tresse de cheveux tandis qu’elle s’enduisait de ce parfum odorant musqué tapageur, l’encens au parfum capiteux qui allait serpenter telle une hydre dans les recoins de la maison.
Il y avait plus urgent à faire. Il avait consolidé les barrières de rochers devant les murets qui entouraient sa maison. Il ne prierait pas ; il n’avait pas assez de cette foi aveugle qui pesait sur ses confrères comme des sacs de jute remplis de sacrifices inutiles. Il assistait à toutes les réunions de crise qui se tenaient au village situé aux confins des plateaux du Dekkan quand le comité des responsables de quartier tentait de mettre au point un service de jugulation. Elles se faisaient dans une salle qui avait servi le jour aux artisans et le soir, les vénérables se laissaient choir autour des tables. Kumar dispensait des conseils, exhortait ses pairs à renforcer les digues ; il haranguait la foule des timorés déjà écrasés par les saignées prochaines à se battre une nouvelle fois. Leur chair brûlait déjà de se savoir dépouillée en quelques heures par la tornade diluvienne ; mais Kumar chaque fois constatait que devant l’inéluctable, beaucoup, usés par la gangrène, s’enfermaient dans un mutisme hagard. Il exhortait les paysans à marquer les animaux mais il savait que rien ne viendrait à bout de l’irrépressible besoin de s’en remettre les yeux fermés à un ordre fataliste qui les gouvernait.
Et il s’en insurgeait. Subir les foudres irascibles d’un maître était une épreuve mais se laisser constamment frapper par un régulateur de la pensée, il s’en offusquait, son esprit se hérissait. Il en parlait à Moti qui prévoyante, résignée, acceptait tout sans se plaindre en commençant à évacuer ses bocaux d’épices et de plantes médicinales.
On évacuait les femmes, les enfants et les vieillards, les malades, par hordes, on les enjoignait de rejoindre les sites qui avaient été ouverts pour eux. Mais il se demandait toujours pourquoi on retrouvait tant de corps disloqués malgré les mesures de précaution prises. On parlait alors de disparitions, un mot qu’il ne comprenait pas ; car cela voulait dire qu’en plus de les noyer, la foudre faisait disparaître les corps. On trouvait des lambeaux purulents dans les caniveaux lorsque le soleil réapparaissait, buvant les dernières flaques en lampées goulues. Moti triait ses bocaux d’épices. Elle ne pouvait plus se permettre de les perdre. Elle se souvenait de cette mousson qui avait pénétré si férocement dans la cuisine envahissant les étagères et noyant les épices. C’était aussi le jour où elle avait perdu également son bébé qu’elle attendait avec une joie démesurée. Elle se disait que jamais elle ne revivrait pareil carnage. Moti et Kumar avaient patiemment expurgé leurs problèmes et préparé la mousson. Cet animal grondant les prenait toujours au dépourvu. D’année en année, ils ne comptaient plus les ruses et les idées pour endiguer le fléau de leur quotidien. Pas assez d’eau nuit aux terres, trop d’eau les noie et les détruit. Elle avait rangé ses bocaux étiquetés qui faisaient sa fierté, l’honneur de sa cuisine, toute sa richesse s’était concentrée dans ces dizaines de bocaux en verre.
Kumar les admirait, il était fier de l’œuvre de sa femme qui sans jamais perdre espoir, reconstruisait en tirant le meilleur parti de ce qui était détruit. Il parlait alors des travaux qu’il avait engagés sur leurs terres en creusant des puits, construisant d’énormes réservoirs récupérateurs de pluie et bordant les champs des canaux. Les nappes phréatiques seraient rechargées. L’inondation était le spectre à contenir. Quelles que fussent les mesures, les pluies torrentielles charriaient les immondices par blocs ignobles que des vents violents fouettaient au passage en écrasant le plus petit ouvrage patiemment édifié.
Son poste de radio était toujours allumé. Il le gardait encore dans le séjour. Les autorités lançaient les mêmes conseils par les ondes. Depuis la veille, c’étaient des avertissements en continu : ceux qui pouvaient fuir les zones concernées devaient se déplacer et se retrancher dans les camps de secours emménagés pour eux par les services locaux.
Il pensait aux épices de Moti qui chaque année cherchait à améliorer la sécurité de ses précieuses plantes. Le rêve de Moti, c’était d’ouvrir sa boutique de plantes médicinales. Les bois abondaient de plantes, elle en avait étudié les espèces puis les avaient engrangées. Sa dernière formation l’avait conduite à tracer un chemin dans cet avenir qui alternait d’un orage à une sécheresse, d’une boue à un désert, les deux extrêmes. Elle essayait de vivre en ne s’appuyant que sur les points positifs. Tous les bocaux étaient préservés, fermés dans des cartons étanches. Les branches de cannelle, les clous de girofle et les cosses vertes de cardamome, les épices de base des saveurs des plats qu’elle composait quotidiennement. L’ail et le gingembre, la feuille de cari et le piment, même le plus désargenté pouvait en trouver et les mâcher à même la plante en appréciant les bienfaits. Elle avait pris le pli de broyer et de sécher toutes les plantes en pensant à quelles sauces elle les destinait. À les malaxer chaque jour, elle en connaissait leurs vertus, le neem pour les douleurs, la nigelle pour la peau, les fibres de curcuma pour freiner les grandes maladies, le safran, le santal pour la santé de l’organisme. Que ce fut pour des brûlures, des piqûres d’insectes, des morsures, des migraines et autres affections, elle avait tout le petit bagage de la guérisseuse.
Il n’y avait pas que les épices ; ils veillaient tous deux toujours au riz, la graine phare, l’aliment de base, suprême richesse puis venaient la noix de coco et le poisson séché. La véritable terreur des villageois, c’était de perdre le riz récolté, séché et ensaché, engrangé dans leurs réserves. Le coco râpé également qui servait pour tout, un fruit qui leur apportait lipides et protéines. Kumar pensait au travail de Moti qui avait passé ses soirées à ranger le poisson séché dans des pots d’argile remplis de sel et d’herbes aromatiques.
Restait l’épineuse question de son départ avec leur bébé. Kumar voulait les laisser chez des amis en ville où ils seraient évacués dans des camps de secours en cas de fortes inondations ; lui resterait car il voulait assister à la colère divine. Il voulait montrer qu’il ne craignait pas les coups de boutoir d’un adversaire qu’il aimait et haïssait à la fois. Ce combat qu’ils menaient tous contre l’adversaire était si familier qu’il ne craignait pas de monter sur le ring. Tous les coups seraient permis.
Il y eut d’abord un silence si lourd qu’il sut que le moment était venu. Il y eut un feulement, un cri guttural puis le déchirement d’un hurlement qui fendit l’air surchauffé. La bête envoyait d’abord ses serpents, avant de montrer de quoi elle était capable elle, la monstruosité aux mille têtes, le gnome au faciès grimaçant. Répugnant, il était laid, repoussant quand il s’abattait ainsi sur ses ouailles. Les éclairs de la foudre zébrèrent le ciel ; les cobras s’élancèrent comme des flèches, ils lardèrent la nuit de feux surgissant de bouches dévorantes. Puis on entendit l’ouragan s’arracher du ciel en meutes enragées. Les cataractes furieuses s’écroulaient, arrachaient dans la foulée un ciel délabré qui basculait dans le vide. C’était l’éboulement continu d’un ciel qui s’affaissait. Dans la petite maison, Kumar attendait, pétrifié. Incapable de penser, il entendait le temps se réduire abdiquant toute confrontation ; les yeux rivés sur les portes et les fenêtres, il redoutait les infiltrations. Ces fourches ligneuses dotées d’une force invincible, il les attendait. La foudre brandit son trident cabossé.
Cela dura toute la nuit.
Un arc-en-ciel ondula dans le ciel tel un dernier serpent rescapé de la débandade. Il se déployait imbibé des folies nocturnes. Il vit la débauche sur le sol de son jardin puis sur ses terres. L’eau avait dévalé les allées pentues, elle stagnait au bas de sentiers là où le terrain plat malgré les crevasses entaillées n’avait pas trouvé assez de surface à éponger. Les terres noyées chuintaient à perte de vue. D’un seul regard, il évalua la situation. Il pouvait sauver quelques arpents. Des troncs d’arbres s’étaient abattus. Quand il vit les câbles électriques arrachés, il se dit que les nuits à la flamme des bougies revenaient, les centaures avaient dévoré les bêtes, des carcasses flottaient coincées dans les égouts, des cadavres de reptiles sanguinolents commençaient à surnager.
Il évalua l’état de ses cultures. Certaines parcelles étaient noyées. Une amertume plissée soupirait dans l’air. À déverser son outre, le vent ne s’en lassait guère. Le ciel charriait les écumes spongieuses, essorait les derniers vieux linges. Les glissements de terrain encombraient les sentiers ; la boue s’était déversée. Il regarda le ciel toujours surchargé qui se posait mais l’accalmie serait brève ; il avait juste le temps de faire un rapide bilan des cultures saccagées et noyées. Les villageois sortaient de leurs refuges, ceux-là savaient qu’ils perdaient tout, ils avaient préféré rester pour assister aux dernières batailles auxquelles s’étaient livrées les leurs.
Plus Kumar s’avançait, plus les désastres augmentaient. Les égouts engorgés déversaient leurs déjections. On avait ordonné aux habitants de se couvrir le visage de masques et de s’enduire d’un baume antiseptique ; ils devaient prévenir les maladies infectieuses. C’était une des préoccupations majeures des autorités sanitaires. La stagnation des eaux allait vite faire proliférer les bactéries. Les corps éventrés, gonflés comme des barcasses étaient des menaces hideuses sur l’eau. Il parvint au centre du village pour n’y trouver que la désolation, les arbres couchés sur les toits. On évacuait ceux qui avaient le plus souffert. Les autobus attendaient, figés, les roues embourbées. Les voitures crevaient. Les rickshaws épargnés par l’ingéniosité de leurs chauffeurs à les désosser et à les ranger dans des containers étanches sauvaient leur gagne-pain. Kumar visita les siens cloîtrés chez leurs amis, sains et saufs.
L’hydre du mal avait étendu ses tentacules partout dans la ville encerclée ; en voyant les poteaux électriques sectionnés, Kumar pensa que les jours prochains allaient être un cauchemar, la vie semblait avoir été nettoyée par des déluges incendiaires. Tout était à reconstruire. Les autorités appelaient à la prudence. Un autre épisode de la mousson s’annonçait. Tout portait à croire qu’il se dirigeait au même point, au même lieu ; s’il fallait se reconstruire, autant exhorter les villageois à accepter le programme de réédification du village selon des normes de sécurité plus aptes à contrer les épisodes de la mousson. Il projetait de faire amender par le comité les nouveaux plans de construction qu’il avait dessinés. Son esprit boulonnait de projets, ne contenant plus sa rage et son dégoût d’avoir été une fois encore battu par un adversaire qui se plaçait au-dessus de toute loi humaine.


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2 x
aimé par: Zaphale, Pol
sur Image, avec tous mes Potos :jidé:
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