Chat Rouge - Christian Wacrenier - short-edition

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Modérateur: JiDé

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JiDé
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Chat Rouge - Christian Wacrenier - short-edition

Message par JiDé » mar. 11 déc. 2018 18:43

Image Christian Wacrenier
Enfant, j'aimais les châteaux de sable. Je les bâtis aujourd'hui avec des mots.
Je m'y installe avec ma femme et mes chats pour regarder la marée montante...


Chat Rouge

Son vieux chat était mort le 15 août, jour de l’Assomption, après une implacable période de canicule. Il se traînait comme un animal sans squelette, au ras du sol et se blottissait contre la faïence de la cuvette des toilettes. Il ne quittait ce poste que pour sauter sur le lit et poser sa vieille tête contre sa vieille tête à elle, en ronronnant à bas bruit et respirant à l’unisson. Le matin de la fête de la Vierge, elle l’avait découvert mort, les deux pattes posées, griffes rentrées, sur son épaule. Elle serait restée là, sans bouger, pendant tout le temps nécessaire pour le suivre sur son chemin de chat et monter vers un ciel qu’elle imaginait doux et lumineux. Son fils qui lui rendait visite une fois par semaine était passé le 18 août. Il avait jeté le cadavre dans un sac-poubelle et avait décidé d’apporter à sa mère un chat de substitution. Pour ce fils ordinaire un chat se remplaçait comme une paire de chaussures usagées. Un chat n’était pas un vivant de plein droit, de pleine vie. Il n’avait d’intérêt que s’il était utile à quelque chose, attraper les souris, amuser les gamins, tenir compagnie aux personnes seules.

Elle avait tenté de protester et devant son visage lisse et souriant, elle s’était tue. Depuis longtemps elle ne s’interrogeait plus sur ce mystère de la mise au monde d’enfants qui vous sont étrangers et qui malgré leur gentillesse conformiste n’ont rien de commun avec vous. Bref, un nouveau chat était apparu à la fin de l’été. Un puzzle de chat en noir et blanc. Un n’importe quoi de pelage sans queue ni tête. Du noir autour d’un œil, du blanc autour de l’autre, du noir sur le museau, du blanc sous la mâchoire. Un drôle d’animal, droit venu d’un refuge avec un carnet de vaccination et un nom pour le moins étrange : Chat Rouge. Il paraît, c’est du moins ce que son fils lui avait raconté, que la bête était si exclusive qu’elle exigeait de n’avoir aucun rival et feulait, sortait les griffes, voyait rouge dès qu’apparaissait dans son champ de vision un exemplaire de sa race. Il, ou plus exactement elle (car pour ne rien simplifier Chat Rouge était une chatte) voulait avoir son humain pour elle seule. Et ce fut le cas. Pendant douze ans, elle fut le seul amour de la vieille dame et elle n’aima qu’elle. Imaginez le bonheur. On se lève ensemble dès potron-minet, on déjeune, qui ses croquettes, qui ses biscottes, on regarde la télé, on fait les mots croisés, on répond parfois au téléphone, on se couche tôt le soir, l’une contre l’autre, à ronfler et ronronner de concert. Qui n’a pas vécu cette vie idéale avec un chat ne saura jamais ce qu’est l'adéquation avec l’univers, avec la terre qui tourne sans faire de bruit. Douze ans ! Une éternité ! Mais les éternités sont éphémères et passer de 85 ans à 97 ans, ça ne se fait pas sans désagréments. La vieille dame tombait de plus en plus souvent. Elle se relevait, agrippait son déambulateur et repartait avec Chat Rouge à ses côtés. Un matin la vieille dame ne parvint pas à se redresser. Chat Rouge lui donna force coups de museau, lui léchouilla les joues. Malgré leur double bonne volonté, il n’y eut rien à faire qu’à espérer le passage du fils et à rester par terre, chaleur contre chaleur. Il arriva le lendemain, écarta du pied Chat rouge qui ne l’entendait pas de cette oreille et revenait, malgré une chaussure de plus en plus agressive, coller son museau contre le nez de sa maîtresse. Les pompiers débarquèrent dans le délai raisonnable d’une demi-heure et emmenèrent la vieille femme à l’hôpital, aux urgences, où elle patienta sur un brancard, dans le couloir, le temps qu’une chambre se libère. Chat Rouge fut laissée dans l’appartement. Elle ne décolla pas de la porte d’entrée, attendant un retour qui remettrait le bonheur en marche. Elle attendit longtemps. Plus de deux semaines, ne quittant son poste de gué que pour aller la nuit se lover contre l’oreiller imprégné du parfum qu’elle aimait. Peu de gens comprennent ce que sont deux semaines pour un chat privé de sa maîtresse. Chaque seconde compte six fois plus puisqu‘un chat vit six fois moins longtemps qu’un humain. Le fils passait quand il en avait le temps, pour emplir un bol de croquettes et un autre d’eau du robinet. Quand il fut manifeste que la vieille dame ne rentrerait pas chez elle mais serait envoyée dans un EHPAD, sorte de bâtiment où l’on concentre les vieux qui vivent trop longtemps, il téléphona à l’association qui lui avait confié Chat Rouge douze ans plus tôt et exigea qu’on la reprît. Le rendez-vous pour la restitution fut fixé la semaine suivante, le jeudi. Le hasard voulut que ce même jeudi dût être celui du transfert de l’hôpital à la Résidence des peupliers quelque part dans la banlieue nord, entre les tours d’une cité et les voies de chemin de fer.

Le jour venu, une jeune fille avec des couettes et un long manteau de laine grise vint, une panière à la main, récupérer Chat Rouge qui s’était faufilée sous la couette et se faisait aussi petite que possible. La jeune fille aimait les chats et les connaissait, croyait-elle, comme sa poche. Elle parla, caressa la couette là où elle formait une légère éminence que trahissait une respiration saccadée. Elle saisit Chat Rouge. Les chats sont fatalistes, ils ont l’habitude du malheur. Quand il est inutile de lutter ils le sentent et se laissent faire. Un chat qui se laisse faire devient tout mou et laisse pendre ses pattes arrière comme si elles ne lui appartenaient plus. Elle fut glissée dans la panière dont la grille fut soigneusement fermée. Elle quitta son appartement et le parfum de la vieille femme, sans que le bon fils ne prononçât un mot. Il avait trop à faire, il devait courir à l’hôpital qui par chance était proche. Sa mère, sortie de son lit, lavée, garnie, habillée, avait été assise dans un fauteuil à haut dossier, prête à être saisie par deux jeunes brancardiers.

La suite de l’histoire, tout être sensible la devine. Dans le métro, Chat Rouge, recroquevillée au fond de sa cage, se serra autour de son cœur de chatte et se mit à ronronner de toutes ses forces. Dans l’ambulance la vieille femme entendit contre son oreille le ronronnement qui depuis douze ans la berçait et la rassurait. Elle y répondit par le ronflement qui remplissait d’aise Chat Rouge. Le ronflement se mêla au ronronnement et au bruit du moteur. Quand l’ambulance arriva à la Résidence des peupliers. Le moteur s’arrêta en même temps que le ronflement et le ronronnement. Tout était bien qui finissait bien. La vieille femme et Chat Rouge s’étaient envolées vers un ciel doux et lumineux. Il n’y aurait plus de ronflement, il n’y aurait plus de ronronnement, seul le moteur se remettrait à tourner.
Ce qui était déplorable, quand on y songe, car des trois, lui seul était responsable de la pollution et du dérèglement climatique.


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aimé par: Zaphale, xs4u
sur Image, avec tous mes Potos :jidé:
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