[Nouvelle] Bad Boy - Domoise les Charmes

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JiDé
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[Nouvelle] Bad Boy - Domoise les Charmes

Message par JiDé » jeu. 26 janv. 2017 10:58

Bad Boy - Domoise les Charmes

Cette histoire c’est en partie la mienne, celle que j’aurais vécue si j’avais été indéfectiblement fidèle.

Des évènements récents viennent de m’en servir la fin.

Alors Léon ne s’appelle pas vraiment Léon, ce n’est pas moi non plus.

Mais le reste...

Je me risque à ce sujet d’actualité, pas sans armes, pas sans billes. Vous êtes libres de hurler, de conspuer.

Je ne vous demande que de réfléchir.



A table !


Léon est assis à sa table, table recouverte d’une toile cirée en vichy rose, le même depuis trente ans, quoique renouvelé régulièrement. Dès que les couleurs sont passées Léon la change, toujours la même.
Léon est un maniaque.
La cuisine est rutilante, tout est impeccable, même la cuisinière à bois de ses parents, celle qui rend l’air étouffant en hiver.
Léon n’est pas riche, mais il est «à l’aise».
Le frigo, le congélateur, même un micro-ondes.
Léon a repeint la cuisine l’hiver dernier, en beige. Rien d’original, ni trop triste ni trop salissant.
La ferme n’a plus rien à voir avec la ferme du temps de ses parents, le tas de fumier dans la cour, symbole de richesse rurale, a disparu.
Léon, malgré son âge, a fait des études. De petites études, mais quand même, un BTS agricole.
Quand ses parents sont morts Léon a appliqué ses maigres connaissances, maigres mais bien supérieures à celles de tous ses voisins, paysans comme lui, producteurs comme lui.
Léon referme son Opinel, ramasse son assiette et ses couverts, place le tout dans le lave-vaisselle.
Léon est en petite tenue, la cotte verte striée des deux fermetures éclairs est restée dans la véranda, Léon est paysan mais l’odeur des vaches ne doit pas entrer dans la maison.
Léon jette un coup d’œil à la cuisine, Léon est maniaque, traverse le petit couloir et monte à l’étage.
Ce matin il a préparé le costume noir des dimanches, une chemise blanche et une cravate noire. Les chaussures sont astiquées.
Nous sommes mardi, la messe est à quatorze heures.
Léon ne pleurera pas. Un paysan ne pleure pas, jamais.


L’amour est dans le pré.


Léon regarde cette émission.
Il ne la raterait pour rien au monde.
Impassible il regarde des paysans ignares ou verbeux, hautains ou stupides, concupiscents, désespérés ou pas.
Vous pourriez observer Léon tout le temps de l’émission, vous ne sauriez pas ce qu’il pense.

Moi je le sais, mais j’ai promis le secret.

Léon est confortablement installé sur ce canapé en gros cuir, Léon a voulu un grand canapé, il se l’est offert.

Mais Léon est seul sur le canapé, il n’écrira jamais à cette émission.

Léon est mort.
En même temps qu’elle.

Quarante ans avant


Léon n’a pas eu beaucoup de temps pour apprendre à danser.
Entre les deux traites de la journée, six heures, dix huit heures, les foins, le bois, le jardin, les clôtures, les bêtes.

Léon n’avait que les dimanches, et encore le dimanche matin il fallait aller à la messe.

Léon sortait le samedi soir, sous l’œil réprobateur des parents. S’il sort c’est qu’il n’a pas sommeil, pas assez travaillé.

Léon a fait fabriquer, en douce, un double des clefs de la 4L, l’original est par hasard toujours introuvable le samedi soir.

Alors Léon s’est fait beau, lavé de fond en comble pour ne pas sentir la vache, la bouse, parfumé à l’Aqua-Velva.
Léon va au bal, au bal musette de campagne.

Josette va tous les samedi soirs au bal, Josette aime danser.
Il pourra la voir, peut-être lui parler, rêver qu’il danse avec elle.
Rêver qu’elle lui fera des enfants, qu’elle tiendra la ferme quand les parents ne seront plus là, rêver...

Rêver

Léon a les pieds sur terre, dans la terre, quelquefois jusqu’au cou. Dans la terre, les bouses et le purin.

Un homme de la terre qui rêve.
Il rêve de bonheur, un bonheur simple, une femme, des enfants, un bonheur rural.

Léon n’a jamais levé la main sur personne, pas même sur une vache récalcitrante, farceuse.
Pas de coups de pied au cul du chien non plus, celui qui aboie pour signaler que Léon est rentré. Un mouchard.
«Vin d’ju de feignant, t’as encore dépensé des sous !».

Dépenser des sous. Un Coca pour la soirée, plus l’essence de la 4L.

Léon n’est pas un faible non plus, il sait tenir tête quand il le faut, quand il a voulu absolument « faire des études », « dépenser des sous ».
Léon sait simplement se taire.

Léon se tait et rêve.
De Josette.

Josette

«Fille de moins que rien».
Jugement sans appel de paysans qui possèdent 60 vaches, quelques hectares de terre « bien-à-eux » et des baux emphytéotiques.
Les parents de Léon.

Fille de «moins que rien».
Ils sont huit chez Josette, sans compter les parents.
Josette a raté le certificat d’études.
Léon l’a passé «pour rire» et s’est classé premier du canton.
C’était il y a longtemps.
Josette est vendeuse dans une épicerie du bourg voisin.
Josette a une Cady rouge, une mob de fille, une jupe écossaise maintenue fermée par une grosse épingle, des chemisiers entr’ouverts sur la convoitise des hommes.
Josette danse, elle adore danser.
Le Twist, le Rock, le Madison.

Elle ne danse avec Léon que quand aucun de ses cavaliers favoris n’est là, ou libre. Mais jamais un slow, Léon est si amoureux... Si collant.

Josette ne restera pas là ! Elle se l’est promis et le répète à qui veut l’entendre. Pas pour elle ce monde de bouseux.
Elle épousera un homme qui a un vrai métier, tourneur, ajusteur-fraiseur... ou un facteur.
Josette préfère les ongles noirs à l’odeur des vaches.

Une danse ?

Léon s’est approché timidement.
Il n’a aucune chance, il le sait, mais Léon est un paysan, un paysan obstiné, il croit à sa chance comme il croit aux bulletins météo.
Il sait qu’avec un slow ce n’est même pas la peine.
C’est un tango.
Léon est sec, c’est un paysan habitué à la dure.
Mais sa grand-mère lui a appris le Tango, il le danse magnifiquement.

- Tu danses avec moi ?
Josette le détaille de haut en bas.
Une chemisette à carreaux, un Jean, des chaussures noires et cirées. Rasé, l’odeur de l’Aqua-Velva.

- Mais tu te prends pour qui pôv'naze ? Tu crois qu’une fille comme moi va danser avec ça ?

Une copie rurale du King s’empare de la main de Josette et l’entraîne dans une bourrée sur la musique du Tango.
Josette est aux anges, un homme, un vrai !
Un qui doit avoir la chaîne à vélo dans la poche, à moins que ça ne soit... autre chose.

Josette rêve en dansant, mais un rêve totalement différent de Léon.


Eglise

Léon a revêtu le beau costume.
Celui qui a déjà servi pour l’enterrement de ses parents.
Il a simplement noué une cravate rouge au lieu d’une noire.

Léon n’est pas invité, mais personne ne pourra lui interdire l’entrée de l’église.

Une messe, une cérémonie de mariage.
La mariée, quoiqu’en blanc a visiblement un ventre prometteur.

Le marié a les rouflaquettes de Dick ( Rivers). Le Dick n’était pas grand mais il avait du talent, celui ci n’est pas plus grand mais n’a pas de talent. Ni de métier d’ailleurs, pas de métier connu.

Léon n’est pas invité, même pas au vin d’honneur, rien.
Pourquoi l’aurait-on invité d’ailleurs ?
Un bouseux qui sent la vache.
Même s’il ne la sent pas.

Mais Léon devait être là, il devait le voir par lui-même, le mariage de Josette.

Dix ans

Notre esprit vagabonde.
Donc nous concevons que le lecteur ait du mal à nous suivre.
Reprenons.
Le mariage, dix ans plus tard.

Dix ans ont passé.
Léon, l’abruti, Léon le bouseux ; Léon-qui-sent-la-vache.
Léon et son BTS, Léon et son bon sens.

Pendant que d’autres se faisaient étriller par des coopératives «solidaires».
Léon a développé.
Un magasin de vente au public, des fromages qui se vendent par correspondance, servis sur les grandes tables.
Je ne tiens pas particulièrement à insulter le lecteur.
Profanes.
Croyez moi sur parole ou documentez vous.
Léon est le seul de la région à avoir du Kuhn, les autres ont du Massey, du Renault fabriqué dieu sait où, du Jonh, Deere.
Léon travaille en Ferrari pendant que les autres tombent en panne. Léon et ses employés, Léon patron.
Léon est courtisé par le banquier, d’ailleurs Léon n’est pas au Crédit Agricole.
Dix ans de travail, de sueur, de repas seul face au mur, sur une nappe en vichy rose.
Dix ans de vache enragée, de deux cent vaches bien choisies. De trois cent hectares payés cash.

Cash

Bruno.
Bruno est du terroir.
Bruno a vingt cinq ans. Issu de la terre, étudiant en sixième année de pharma, pompier volontaire.
Bruno l’a pris sur lui, et zut pour le chef !
Le Toyo est garé dans la cour, devant la ferme, le gyrophare tourne, malgré tout.
Bruno a frappé, il est vingt deux heures, pour les paysans il est dix heures du soir.
Bruno est capo-chef.
Il sait tout, tout des histoires du coin. Mais en plus il est intelligent, cultivé, étudiant.

Léon ouvre la porte.
Une Lapeyre rustique avec isolation.

- Léon, je peux te parler ?
- Il y a le feu ?
- Oui, il y a le feu, Josette.

Et Bruno parle.
La fracture du nez, avant, celle où elle est tombée dans l’escalier, la fracture radius-cubitus spiroïde de ce soir.
Josette est à l’hôpital, une fois de plus.
Le Dick a la main lourde, et même si en milieu rural on est habitués, là il y va un peu fort le Dick, trop fort au goût de Bruno.
Bruno qui ne peut se faire entendre du chef, Bruno qui sait que Léon et Josette, Bruno qui en a rigolé comme tout le monde, mais Bruno qui commence à avoir un peu «les foies», la trouille.
Cash !
- Il va la tuer !

Alors Léon s’est rhabillé, a abandonné le bonheur dans le pré, démarré la 4L.
Pas celle de ses parents, usée depuis longtemps, une «Savane», pour voir les bêtes.
Léon a torturé le moteur, lui l’homme doux.

Même pas écouté le cerbère des urgences.
- Elle est où ?


Le cerbère a cédé.

Josette est dans un lit blanc, un plâtre, des broches, pâle.


Comme plâtre


- Qu’est-ce que tu fais là toi ?
- C’est Bruno qui m’a prévenu.
- T’es là pourquoi ?
- Je sais, je sais tout, il te bat, écoute je suis toujours amoureux de toi, je prends tout, toi, le gosse, je vous prends tous les deux, il sera comme mon fils, tu seras heureuse, autant que je peux.
- Mais regardez moi ce connard : Je tombe dans l’escalier et il débarque, mais tu t’es vu pauvre type ? Qu’est ce que tu crois ? Mon cul c’est pas pour toi ! je suis heureuse avec mon homme, un vrai, pas une lavette comme toi ! Casse toi ducon !


Léon a repris la 4L.
L’espoir.
Demain elle aura réfléchi.
Demain.


Aujourd’hui

Je dirais bien «ami lecteur», mais ce serait trop familier.
Je ne dirai pas «amie lectrice», je n’aurais que des ennemies. Des farouches.

Léon a endossé le beau costume, la chemise blanche, les chaussures cirées.
La cravate noire.

Léon n’est pas invité.
Vingt ans ont passé.

Léon roule toujours en Renault, mais il n’y a plus de 4L.
Léon-patron roule en Safrane.

Léon est à l’église à l’heure dite, précise.
Il évite les groupes d’agriculteurs, ceux qui parlent bas, ceux qui savent, ceux qui en rient encore, ils rient plus discrètement aujourd’hui.
Léon a du temps.
La traite est à dix-huit heures.
Léon a soixante ans.
Léon a déjà assisté à des enterrements, trop.

Aujourd’hui le curé va commencer son homélie par :
- Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour nous recueillir autour de la dépouille de....

Quel mot horrible ! La dépouille.
Comment peut-on parler de Josette comme d’une dépouille ?

Le Dick n’est pas là, les gendarmes l’ont emmené menotté à l’issue d’une brève enquête.

- Si quelqu’un veut prononcer quelques mots pour nous parler de Josette ?

Le curé scrute l’assistance. Personne.

Léon, pour la première fois de sa vie sent des larmes couler.

Source: Image - Bad Boy - Domoise les Charmes
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sur Image, avec tous mes Potos :jidé:
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