La femme en satin - Gabriel Xerxès de Nergal

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JiDé
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La femme en satin - Gabriel Xerxès de Nergal

Message par JiDé » lun. 4 juil. 2016 13:54

Image Gabriel Xerxès de Nergal
Un et multiple. Poésie, nouvelles et théâtre.
Entre virtualité et réalité.
Laisser l'improbable devenir possible par les mots.

La femme en satin
— Madame, nous devons vraiment partir.
Une nouvelle déflagration secoue les vitres. Cette fois-ci, c’est la fenêtre entière qui a failli se détacher. La guerre se rapproche, inexorablement. On ne sait plus d’où viennent les obus. Des ennemis, vraiment ? La confusion est générale.

Elle a repoussé le moment du départ. Elle était parvenue à se persuader qu’elle pourrait encore l’attendre ici, dans cette ville qui avait vu grandir leur amour. Mais il n’était pas venu et n’avait toujours donné aucune nouvelle.
Amélie, la fidèle cuisinière, ne parvenait plus à cacher son inquiétude.
— Je vous en prie Madame, vos valises sont prêtes et Pierrot a réussi à passer les barrages, il peut nous conduire à la gare. Des trains partent encore pour le sud...
Se résoudre à quitter l’appartement, là maintenant, laisser tout le superflu en plan. Les meubles même pas recouverts de draps pour les protéger de la poussière, ses pots de fards et d’onguents encore disposés sur la coiffeuse, les graciles fioles de parfum... Et puis les tableaux décrochés, posés à même le sol.
Le portrait de sa mère surtout, habillée d’une longue robe de satin couleur ivoire, les épaules délicatement couvertes par une étole en vieux rose.
Pas eu le temps de les emballer. Pas eu l’envie surtout de songer au départ.

Encore une explosion, sifflante celle là, à une encablure du quartier. Si elle attend davantage, Pierrot ne pourra rester une minute de plus. Amélie trépigne, elle tremble.
— Partez la première, Amélie, j’arrive. Je fermerai l’appartement. Ces paroles sortent toutes seules de sa bouche comme une protection.
La cuisinière dans ses jupons gris amples et austères lui lance un coup d’œil inquiet.
— Ne craignez rien, allez-y, insiste-t-elle. Je vous rejoins. Promis.
La femme empoigne fermement deux valises aux renforts de cuir clouté et s’en va.
Elle est seule désormais dans cet intérieur aux parfums suspendus, de bois de cèdre et d’oliban, de fleurs de jasmin et de beau linge frais.
Un mot. Il faut qu’elle lui laisse un mot, au cas où il aurait l’idée de revenir ici.
Il y a du papier et un encrier sur le rabat du secrétaire ouvert à côté d’une pile de lettres enrubannées de rose. Ses lettres.
Elle se précipite.

« Je ne peux rester plus longtemps dans cet endroit menacé par les bombes et je prie pour que vous trouviez ce mot... Je pars chez ma tante, près de la Méditerranée. Je vous attendrai au Grand Hôtel, là où nous nous sommes connus. J’y serai à onze heures, tous les jours s’il le faut. Revenez-moi vite mon ami... J’ai tant besoin de vous et je maudis cette guerre qui nous as surpris et vous a conduit si loin de moi. Que Dieu vous garde.
Mathilde. »

Elle n’attend pas que l’encre sèche et plie la feuille avant de la poser en évidence sur la coiffeuse. Il y a de plus en plus de vacarme dehors. Vite ! Pourvu qu’il ne soit pas déjà trop tard.
Elle couvre ses épaules de son châle et s’empare d’une autre valise avant de refermer derrière à double tour les deux verrous.


II

— Vous avez vu, chef, il y a des planches clouées sur ce mur branlant. On fait quoi ? On les enlève ?
Le gros moustachu se retourne. Il porte un balafre sur la joue droite, souvenir de cette maudite tranchée 13.
— Pas le temps, Jeannot. Si elles sont là c’est qu’elles doivent maintenir le mur. On va appuyer nos briques dessus. Tout le quartier a été démoli pendant les bombardements. Il y avait peut-être une porte et un truc derrière. On nous demande de reconstruire, moi je reconstruis.
Le maçon acquiesça d’un hochement de tête. La ville entière était devenue un gigantesque chantier depuis que la paix avait été signée. Il fallait reloger des centaines de personnes et peut-être plus encore. Les architectes avaient paré au plus pressé. Il serait temps, plus tard, de mieux travailler et d’harmoniser les façades. Pour le moment, ce qui comptait c’était de relever ce qui pouvait l’être.
Une première équipe avait déblayé les ultimes gravats et ce sont ces gars qui avaient dû placer ces planches en guise d’étais.

En quelques jours, le mur disparut sous une épaisse rangée de briques. On posa de nouveaux planchers, une nouvelle charpente et des tuiles. Le bâtiment raccordé au gaz de ville et à l’électricité comptait désormais quatre étages et des chambres de bonnes dans les combles. On avait gagné en hauteur et modernisé tout le quartier. La guerre avait été rude, destructrice et cruelle mais elle permettait de construire une société nouvelle, de rénover les villes de la région.
Même si tout le monde savait qu’il faudrait beaucoup plus de temps pour que les plaies se referment.


III

Le petit David Ménahem réussit à s’échapper in extremis alors que la police investissait l’appartement de ses parents. Son père, qui n’était pas rassuré depuis quelques semaines par les rumeurs qui bruissaient en ville sur les rigueurs infligées par le gouvernement depuis le coup de l’étoile jaune, lui avait dit où se cacher si un jour des hommes en uniforme entraient dans leur logement.
Cela était arrivé ce matin et, encore tout tremblant et palpitant, le petit garçon avait réussi à sortir sur le palier par la deuxième porte de l’appartement et à se glisser sous la cage d’escalier, dans un recoin sombre dont on ne pouvait soupçonner l’existence à première vue.
Il avait entendu des pas lourds sur les planches qui craquaient, les voix de son père et de sa mère entrecoupées de celles des policiers.
Il avait peur, le petit David. Mais, alors qu’il se faisait encore plus petit et qu’il se tassait dans son coin, un délicieux parfum vint chatouiller ses narines. Une odeur suave de fleurs apaisantes. C’est comme si le bois noir de ce réduit qui ressemblait à un cercueil s’était mis à transpirer une fragrance envoûtante.
Le petit garçon se sentit transporté dans une de ces boutiques de la place de parfumeurs où sa maman allait parfois et dans lesquelles les dames étaient toujours très bien habillées... Dans le noir de sa cachette, il pouvait voir passer entre deux planches un léger rai de lumière. Il approcha son œil et vint le plaquer contre le fin interstice. Il laissa fureter son regard et découvrit un grand espace noir avec des formes plus sombres dont les contours étaient à peine rehaussés par une lueur qui semblait provenir d’une fenêtre. La merveilleuse odeur venait de là et le petit garçon se dit qu’il devait être chez la voisine, Madame Laénec et qu’elle devait dormir. Il ne fallait pas faire de bruit, attendre un peu puis retourner à la maison.


IV

— Et il y a quoi derrière ce mur ?
— L’immeuble d’à côté, Monsieur.
L’architecte a déroulé son plan sur le sol. Il le considère sous plusieurs angles et passe ses doigts dans la barbe épaisse qui recouvre son menton.
— Ces plans ont été faits n’importe comment ! Je n’arrive pas à repérer les lieux...
L’homme qui l’accompagne et qui porte une serviette s’accroupit à côté de lui et pointe du doigt des lignes et des angles en jetant un coup d’œil circulaire.
— Je crois que l’escalier qui est derrière nous est celui représenté ici, Monsieur. Là, le palier et là, le premier appartement...
— Vous avez raison, Charles. Il faut vraiment que nous simplifiions tout ce fatras, qu’on enlève ce bois partout et qu’on le remplace par du dur. L’heure est au béton, Charles ! Croyez-moi, on construit des tours et des barres un peu partout dans notre pays, on va moderniser aussi ce vieil immeuble.
Un silence, les deux hommes considèrent encore le plan mais l’architecte hésite.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a rien derrière cette paroi, Charles ? Il pose son doigt sur un symbole tracé sur sa feuille de papier déroulée au sol. Si ça c’est l’escalier de l’étage, pourquoi y a-t-il cette zone vide de l’autre côté du mur ?
— Sûrement l’immeuble d’à côté, répond l’homme étonné.
— Non puisque le plan reprend plus loin. Un oubli du concepteur du bâtiment ?
— Il a été bâti au tout début des années 1920 sur un tas de ruines puis modernisé dix ans plus tard. Je pense plutôt que le reste du plan doit se trouver sur un autre rouleau, aux archives.
L’architecte enroula son document et se releva.
— Je ne suis pas convaincu. Mais bon, les travaux doivent commencer rapidement et nous n’avons pas le temps de nous perdre en conjectures.


V

— Mais finalement, Mémé, comment Pépé a-t-il pu te retrouver ?
La vieille dame fait répéter son petit fils. Il se montre patient. Elle est vraiment très âgée et malgré sa surdité de plus en plus marquée, elle a tout de même gardé suffisamment d’autonomie pour continuer à prendre soin d’elle et des quelques meubles de cette chambre de maison de retraite. Son unique fenêtre à double vantaux s’ouvre sur un immense parc aux arbres alignés.
Elle déglutit discrètement.
— Je pensais qu’il reviendrait dans le grand appartement que j’occupais à la chaussée Marcel. Alors, avant de l’évacuer en catastrophe au milieu des bombes qui tombaient et qui tombaient, je lui avais laissé une lettre...
— Et il l’a trouvée ? Articula le jeune homme avec plus d’intensité dans la voix.
— Penses-tu ! Je lui avais dit dans cette lettre que je l’attendrais tous les jours à la même heure au Grand Hôtel... Tu sais, là où ton père a fait son repas de noces plus tard. Je n’étais pas arrivée dans le sud depuis dix jours qu’il m’y retrouva. Et à l’heure dite ! J’étais persuadée qu’il avait pu avoir mon mot et je ne lui ai jamais posé de questions. Ce n’est que des années plus tard, dans une conversation fortuite que j’ai appris qu’il ne s’était jamais rendu à la chaussée Marcel... Lorsqu’il s’est enfui du camp de prisonniers à la frontière, il a erré plusieurs jours. Quand il a vu la ville bombardée, il a eu une intuition et s’est dit que si je m’étais mise à labri ce serait ici près de la Méditerranée dans ma famille et que j’irai sûrement au Grand-Hôtel...
— Parce que c’était là que vous vous étiez rencontrés ?
— Comment ? Ah oui, voilà. Ton grand père et moi, nous avons toujours partagé une grande intuition... Nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre. C’est comme s’il avait senti mon parfum et l’avait suivi. Quand je l’ai revu, j’ai perdu toute retenue dans le grand hall de l’hôtel. J’étais morte d’inquiétude. Ma joie fut énorme.
Le jeune homme dodelina de la tête. Il imaginait cette scène digne d’un film romantique, quelque chose d’à peine croyable étant donné le contexte. Mais cela n’était pas si étonnant au regard de tous les autres épisodes rocambolesques que sa famille avait vécus en presque un siècle.
— Vous n’avez jamais regagné l’appartement de la chaussée Marcel après la guerre ? Demanda-t-il.
La vielle dame esquissa un léger sourire qui détendit un instant ses lèvres parcheminées.
— On nous a dit qu’il avait été détruit lors d’un bombardement... Des années après, j’ai obtenu une somme d’argent du gouvernement en guise de dédommagement. La ville m’a racheté les lieux. Les documents cadastraux avaient été perdus et on ne savait plus qui étaient les propriétaires et j’eus toutes les difficultés à prouver que ma famille habitait bien là. La municipalité avait rapidement fait réaménager toute le rue. Je n’ai hélas rien pu garder de toute une part de ma vie. Tu vois mon petit, si j’ai oublié les objets innombrables qui remplissaient ces murs, je me souviens très bien d’un seul. Le portrait de ma mère. Un tableau sublime qui avait été peint par un de ses soupirants à une époque si ancienne qu’elle n’appartient qu’aux livres désormais. Je revois sa posture nonchalante sur un banc, un chignon brun impeccable piqué de longues épingles et cette robe de satin aux reflets ivoire qui me fascinait...


VI

— T’as vu Maman, y'a un volet ouvert en face, là-haut, au balcon abandonné.
La jeune femme était pressée de tourner les deux clés dans leur verrou respectif et ne faisait pas attention à ce que disait sa fille qui descendait l’escalier du bel immeuble années trente en regardant par la fenêtre de la cour intérieure.
— Ah non ma chérie, je n’ai pas remarqué, répondit-elle distraitement en fourrant son trousseau au fond de son sac. Elle était encore en retard ce matin. C’est peut-être le vent... Allez, on se dépêche sinon le métro sera encore bondé !
Arrivée dans le hall dont les murs étaient décorés de faïences et de boîtes aux lettres anciennes, la petite fille ajusta son cartable qu’elle portait sur son dos et qui était deux fois plus large qu’elle.
— C’était déjà ouvert hier, fit-elle, et j’ai même vu une dame à la fenêtre. Elle avait un chapeau.
La jeune femme marqua un temps d’arrêt alors qu’elle ouvrait la porte d’entrée donnant sur la chaussée Marcel.
— C’est pas possible ça, Nini ! Il n’y a rien là haut sinon un vieux grenier ou un débarras et ça fait bien longtemps que ça n’est pas habité... D’ailleurs, je me demande pourquoi la copropriété n’a jamais refait cette façade.
— Ben peut-être parce qu’il y a des gens, ajouta l’enfant l’air ingénu. En tout cas, moi j’ai vu une dame.
Sa mère sourit en pensant que sa petite avait vraiment beaucoup d’imagination. Comme tous les enfants de cet âge du reste.


VII

Au bout du fil, Steven Asoukanov.
— Steven, tu dois rester encore longtemps à Londres ?... Deux jours ? D’accord. Écoute, si tu peux avancer ton retour, fais-le parce que ici on est tombé sur un os... et un sacré... Non, non ! Rien de grave, rassure-toi mais c’est tout simplement... euh... surprenant et je t’attends pour te montrer ça.

L’architecte rentra en effet moins de quarante-huit heures après le coup de fil de Martinez, son associé, et il trouva le chantier de la future médiathèque d’arrondissement étonnamment calme. À peine descendu de l’avion, Martinez l’y avait conduit.
— Tu devineras jamais sur quoi nous sommes tombés au moment de joindre les deux bâtiments. C’est tout simplement hallucinant.
Ils se tenaient tous les deux dans une immense pièce aux murs blancs d’où jaillissaient des gerbes de fils électriques non encore reliés entre eux. Un échafaudage recouvert d’une bâche aussi grande qu’un demi-terrain de tennis masquait presque totalement la paroi du fond.
Tout excité, Martinez indiqua qu’on l’avait placée là en attendant son retour.
— Howard Carter, l’archéologue, ça te dit quelque chose ? Demanda-t-il ensuite à Asoukanov.
— Oui je crois, fit-il en fronçant les sourcils. Le gars qui a découvert la tombe de Toutankhamon ?
— C’est ça... Eh bien, à toi l’honneur ! Tire sur la bâche.
La toile de plastique marron tomba toute seule.
Stupéfaction de l’architecte.

Derrière un tas de gravats de planches et de briques, il y avait une vaste pièce assez peu éclairée mais suffisamment en tout cas pour révéler un abondant mobilier ancien ainsi qu’un sublime portrait posé à même le sol.
Une femme drapée de satin que la poussière, qu’il devinait partout et en quantité, n’avait pas pu entièrement recouvrir.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? Murmura-t-il abasourdi.
Martinez fit de grands gestes.
— Ah, je te l’avais dit que ça valait le détour ! Eh bien, c’est un mystère ! Aucune trace de cette pièce qui ressemble à une chambre à coucher dans tous les plans que nous avons pu obtenir de la ville depuis près d’un siècle. Rien de rien ! Toujours une zone déclarée comme construite ou tout simplement zappée des relevés. Un truc de dingue ! Tiens, prends ça et regarde dans le détail, c’est encore plus étonnant.
Il tendit à son associé une lampe torche.
Dans son faisceau apparurent des fauteuils, une incroyable coiffeuse massive et ouvragée au pied de laquelle un petit pot s’était brisé, le lit finalement assez menu. Il y avait dans cette pièce une sorte de désordre qui n’en était pas vraiment un. Comme s’il s’était agi d’une mise en scène de maison des horreurs dans un parc d’attraction. Pourtant là, tout était vrai. On devinait les matières nobles sous la poussière, les étoffes, les broderies.
En balayant l’espace dans la lumière, Asoukanov vit que certaines tentures s’étaient en partie décrochées du mur, masquant les deux hautes fenêtres de la façade pour n’en laisser passer que quelques traits du jour. L’architecte fut surpris par l’absence de bruit de ce côté du bâtiment.
— On sait sur quoi donne cette façade, demanda-t-il ?
— Sur une cour intérieure, enfin si on s’en réfère au relevé des années 1930.
— Attends, Martinez, ce qui est fou c’est que cette pièce n’ait jamais été découverte avant !
— Je suis bien d’accord. D’autant plus qu’en t’attendant, j’ai mené ma petite enquête discrètement avec l’aide d’un copain antiquaire à qui j’ai montré quelques photos. Il m’a assuré que ces meubles étaient antérieurs à la première décennie de 1900. Ce qui l’a surtout frappé, c’est le portrait de cette femme d’un peintre inconnu mais qu’il a daté de 1890 environ. Le problème, c’est qu’on n’a pas les plans du premier architecte. Ils ont brûlé avec les bombardements de la Grande Guerre.
— Donc cela voudrait dire que cette pièce a été fermée avant ou pendant ces événements ?
— Possible, fit Martinez. On a retrouvé des planches clouées sur le mur dont tu vois les gravats ici. On a peut-être condamné une porte.
— Tu en as parlé autour de toi ? À l’équipe ?
— Oh non je t’attendais pour ça. Même mon copain antiquaire n’en sait rien.
Asoukanov se passa la main sur le menton.
— Je ne sais pas si c’est une tuile ou un coup de bol cette trouvaille...
— Écoute, je n’en sais rien moi non plus mais il y a encore quelque chose que tu dois savoir. Regarde le sol.
L’architecte pointa sa lampe sur une zone de plancher recouverte en partie par un épais tapis.
— Des traces de pas ?
— Ouais... Et des chaussures de femme, genre escarpins à talons.
Il recula.
— On a découvert cette pièce avant nous ? Pas possible !
— J’en sais rien, en tout cas je t’assure que le mur était bien fermé jusqu’au plafond et il n’y a pas d’autre issue... Et apparemment ces empreintes ne sont pas récentes, on y voit de la poussière et elles semblent aller vers une des fenêtres.
Asoukanov devint blême.
— Ça sent mauvais cette histoire. Je sens le truc glauque au possible. On contacte la Mairie et la police. Prends toute une série de photos d’ici, surtout n’entre pas. Pas envie d’avoir des problèmes si on trouve un vieux macchabée qui traîne dans un coin.


VIII

— Monsieur, j’ai une dernière question à vous poser.
L’homme faisait défiler les photos les unes après les autres sur sa tablette numérique, le regard incrédule.
Tout était encore là, comme sa grand-mère le lui avait décrit mot pour mot. Le lit, la coiffeuse et ses fioles de parfum, les tentures aux murs et surtout ce fameux portrait qu’il découvrait pour la première fois. Son arrière-grand-mère dans toute la splendeur de sa jeunesse.
Il fut saisi d’une émotion qui montait du fond de lui comme monte progressivement un vertige. Grand-mère Mathilde s’était finalement éteinte comme une bougie arrivée au bout de sa cire quelques mois auparavant, sans doute en continuant à croire que son cher appartement de la chaussée Marcel avait disparu sous le bombes et avec lui le portrait de sa chère mère.

L’officier de police posa à nouveau sa question pour le sortir de ses pensées.
— Monsieur... Savez-vous si cet appartement a pu être occupé à un moment ou un autre durant ces plus de soixante-dix ans ?
Il faillit éclater de rire tant cette demande lui parut absurde.
— Comment aurais-je pu ? Ma grand-mère nous a toujours dit que cet appartement avait été détruit pendant la Grande guerre. Pour la famille, il s’apparentait à une sorte de mythe.
Officier assis dans un des fauteuils du salon en face de l’homme d’une trentaine d’années se pencha un peu plus en avant.
— Regardez la dernière photo, Monsieur. C’est pour ça que je suis ici.
Des traces de pas dans la poussière. Il continua.
— La police scientifique a établi que ces marques ont été faites par une femme de poids moyen, chaussée d’escarpins de pointure trente-six. Le déplacement des empreintes du pied droit sur la poussière trahissent une légère claudication. Il pourrait s’agir d’une dame âgée. Par ailleurs, le fait que ces traces soient elles-mêmes, mais pas toutes, à nouveau recouvertes de poussière laisse penser qu’on a marché plusieurs fois dans cette pièce à des moments différents alors qu’elle était déjà grandement empoussiérée.
Or, le lieu a été découvert sans la moindre présence de cadavre et entièrement muré à l’exception des fenêtres aux mécanismes tellement grippés qu’ils étaient impossibles à débloquer sans briser les vitres d’époque.
À moins d’avoir affaire à Houdini, Monsieur, je n’ai aucune explication scientifique à vous livrer et c’est pour cela que je me suis rapproché de vous.

Naturellement qu’il n’en revenait pas. Non seulement on venait de lui révéler l’existence d’un lieu complètement hypothétique comme soustrait au passage du temps mais en plus on était à deux doigts de lui parler d’un fantôme.
Il essaya de rassembler ses esprits.

— Je ne sais pas Monsieur l’inspecteur. Ma grand-mère nous a toujours dit avoir quitté précipitamment son appartement avec sa cuisinière et femme de chambre, une dame déjà assez âgée, alors que des obus tombaient dans le quartier. C’est elle qui a fermé la porte à double tour. Seul mon grand-père avait d’autres clés qui auraient pu l’ouvrir mais il était alors prisonnier au front. Ils ont fini par se retrouver dans le sud, et ils étaient persuadés l’un comme l’autre que cet endroit avait été rasé... Ma grand-mère m’a même dit qu’ils en eurent l’assurance quand l’Etat leur alloua une somme en guise de dédommagement parce que le quartier entier devait être remanié.
L’officier prit quelques notes.
— Je comprends Monsieur. Nous allons tenter quelques autres investigations et nous clorons l’affaire. Nous rechercherons l’acte de cession que vos grands-parents ont dû signer en échange de la somme versée par la Ville. En son absence, vous resterez propriétaire des lieux. Sinon, il faudra sans tarder vous faire connaître auprès des services de la Mairie pour récupérer les biens de vos aïeux. Cette situation est vraiment exceptionnelle...
Tant que nous n’en avons pas terminé, nous ne communiquerons pas sur cette découverte. Je ne peux pas ensuite vous garantir la confidentialité car le cabinet d’architecte qui modernise tout le corps de bâtiments a déjà perdu du temps et de l’argent sur ce chantier. Ils souhaiteront peut-être en récupérer par un coup médiatique...
L’inspecteur sortit une carte de son veston, il y inscrit son nom et un numéro de téléphone.
— Ma carte. Vous savez quoi faire si vous vous souvenez d’un détail ou que vous trouvez une archive familiale susceptible de nous éclairer.
À la porte d’entrée qu’il ouvrit pour laisser sortir l’officier, le jeune homme dit :
— Je sais que ma grand-mère avait pour le portrait de sa propre mère une quasi dévotion. Je sais qu’elle l’a abandonné parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement et que ce fut pour elle durant toute sa vie un déchirement. Inspecteur vérifiez juste quelque chose. Est-ce que les traces retrouvées au sol pourraient correspondre aux souliers peints sur la toile ? Ce sont aussi des escarpins...


IX

Comment conter cette histoire ?
Comment restituer ce qui est du domaine de l’incroyable, de l’impossible même ?
Un salon entier oublié en pleine ville durant plus de soixante dix ans et conservé intact dans l’exacte configuration qui était la sienne le jour de son abandon brutal...
Et d’abord, quel titre lui donner à ce récit ? Il y en a pourtant bien un qui s’est vite imposé à moi, de lui-même : La femme en satin. Parce que c’est elle seule finalement qui a peuplé le lieu déserté pendant toutes ces années, dans l’espace feutré de son cadre doré, de plus en plus embrumé de poussière.
J’imagine bien que quelques souris et autres insectes de passage ont bien dû parfois la taquiner, mais pas assez pour atteindre la fraîcheur immortelle de son teint ou les plis luisants de sa robe.

D’ailleurs, je crois bien avoir trouvé comment commencer.

— Madame, nous devons vraiment partir.

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sur Image, avec tous mes Potos :jidé:
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