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Monsieur Crocus - Ombrage lafanelle

Posté: mar. 2 août 2022 10:28
par JiDé
Image Monsieur Crocus - Ombrage lafanelle



Le jour déclinait lentement, laissant place à la fraîcheur des soirées estivales. Nous étions assis autour d'une table tout juste débarrassée, sur laquelle ne restait que le fond d'une bouteille de vin et deux verres vides. J'observais Ludovic de biais, qui lui-même fixait le jardin d'un air maussade. Nous n'avions plus rien à nous dire. Tout était en friche. Notre couple d'abord, puis ce terrain ravagé qui n'était plus qu'un paysage désordonné. Des herbes folles poussaient de tous côtés, les branches s'entortillaient sur elles-mêmes comme désarticulées, les arbres n'avaient plus d'ombre. Quiconque se risquait à se frayer un chemin dans cette végétation vert sapin, y risquait ses jambes, griffées par les ronces.
Il fut un temps où j'entretenais ce jardin, je fauchais les hautes herbes, j'arrosais, je préparais le sol dans l'attente des beaux jours. Je m'y asseyais des heures durant, juste pour respirer l'air qui embaumait. Ce temps était révolu, et la nature se rappelait à moi, hurlant de la force de ses racines et envahissant le moindre interstice. Elle débordait de partout, et je ne savais plus la contenir, alors je la laissais faire. Je savais que les racines se tordaient, que les plantes perdaient de leur éclat, que le paradis vert de mes souvenirs n'était plus qu'une jungle d'angoisses et de ressentiments, mais je n'étais plus maîtresse à bord. Je n'avais plus le courage. Je végétais. Ludovic le savait. Quelques fois, il prenait la peine de m'expliquer ce que je faisais de travers, mais il ne s'éternisait pas. J'aurais pu lui demander de m'aider à arracher les herbes récalcitrantes, mais il passait ses journées au bureau et moi je n'avais que ça à faire.
Et puis un beau jour, il s'en alla, abandonnant le calvaire verdâtre qui semblait être devenu le sien. Il était arrivé à bout de cette vision matinale qui lui coupait toute motivation. Il n'y voyait plus que l'échec et le désespoir. Le jardin continua à se refermer sur lui-même, creusant un fossé entre lui et moi. Jusqu'au jour où je croisai un amoureux de la nature. Ce jardinier inattendu prit le temps de couper les épineux, de débroussailler, on y voyait de nouveau à vue. Il tenta plusieurs fois de planter des graines, mais ça ne prenait pas, la terre les avalaient, et au final rien ne poussait sur ce terrain en ruine. Il continua malgré tout, s'échinant nuit et jour, pour redonner leur rose initial aux framboises, leur violet boursouflé aux prunes, leur blancheur au muguet, jusqu'à ce que, finalement, l'endroit soit tout à fait dégagé et que le jardin retrouve un semblant de vie. Mais un matin, réalisant à quelle vitesse les mauvaises herbes se propageaient et la tâche ardue qui restait encore à venir, il disparut dans un coup de vent. Je repris alors ma contemplation et acceptai à demi-mot que la nature reprenne son pouvoir. Ma copine Mathilde passait quelques fois arroser ou couper, mais cela ne suffisait pas, et, quand le paysage fut tout à fait recouvert et que le chiendent avait repris du poil de la bête, elle me déposa une petite carte de visite sur laquelle était inscrite en italique : « M. Crocus ».
Je lui téléphonai le lendemain, et il me fixa un rendez-vous quelques jours plus tard.
C'était un homme jovial au tronc sec. Il ne dit pas grand-chose, si ce n'était l'essentiel, et me demandait de venir le voir une fois par semaine. Il ne mit jamais un pied dans mon jardin, mais me donna les outils nécessaires pour son entretien. Peu à peu, mon carré d'herbe reprit de sa splendeur, j'osai même y planter un pommier. J'y retrouvai ma place, et la nature ouvrait ses bras pour m'accueillir. J'étais à nouveau la gardienne de ces lieux, et je me jurai de le rester.

M.Crocus est décédé l'an dernier. Sa tombe est la plus fleurie du cimetière. Je viens régulièrement y poser de jolis bouquins et nettoyer la petite plaque sobre que j'avais fais graver pour lui: "A M.Crocus, le psychologue qui m'a aidé à devenir la jardinière de mon âme. Car la nature dépend de ce que l'on en fait. Si on l'apprivoise, elle donne les plus belles fleurs."



Monsieur Crocus - Ombrage lafanelle

Posté: mar. 2 août 2022 17:30
par xs4u
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